Pourquoi un scénariste doit EVITER de faire lire sa prose à ses proches
On le sait, coucher une histoire sur papier est un processus long et solitaire, un travail qui nécessite moult réécritures. A force d’avoir le nez dans sa prose, l’auteur ressent le besoin légitime de faire appel à un regard extérieur, et son choix se porte spontanément sur un (ou des) individu(s) de son proche entourage.
C’est en général là que les choses se gâtent!
Autant s’y résoudre, il est des tragédies que ni Dieux ni lois ne semblent pouvoir éviter.
Comme nous l’avons vu de façon beaucoup plus sérieuse dans des articles comme Comment devient-on scénariste? ou Comment améliorer son écriture, partie 2, devenir scénariste professionnel consiste à écrire quotidiennement (enfermé chez soi la plupart du temps), pendant toute la journée.
L’auteur écrit quelques pages, puis les relit, fébrile, les trouve, en général faiblardes, voire épouvantables, et entreprend de les réécrire. Le processus se répète sur dix, vingt, cent pages, et au fil des semaines, le valeureux auteur passe de façon cyclique de l’euphorie la plus complète à un abattement profond. Après quelques semaines de ce régime vient normalement une phase d’apaisement très relatif. Le scénariste sent qu’il est sur la bonne voie, qu’il « tient quelque chose ».
Deux cas de figure se présentent à ce stade:
- Il s’agit d’un projet commandé par un producteur, auquel cas le scénariste doit rendre sa copie dans de brefs délais. Il sait par avance que son script connaîtra un certain nombre (voire un nombre certain) de versions, à la demande du producteur, du réalisateur et du diffuseur (qui agit également en tant que co-producteur). Bref, ce texte sur lequel l’auteur a sué sang et encre est destiné à être réécrit. Ce n’est pas pour autant qu’il souhaite rendre un travail bâclé. Un avis extérieur serait fortement apprécié à ce stade…
- Ce projet a été initié par le seul scénariste, cet idéaliste qui, bien qu’il sache pertinemment que son projet n’a quasiment aucune chance d’aboutir, à moins qu’il puisse le réaliser lui-même, ne peut s’empêcher de tenter l’aventure, tant ce sujet lui tient à cœur. Il s’apprête, en clair, à se lancer dans de longues et périlleuses démarches. Un avis extérieur serait cruellement nécessaire à ce stade!
Vous allez me dire que c’est justement à ça que sert un bon agent, ou un directeur de collection, mais la majeure partie des auteurs français n’en ont pas. De toute façon, les scénaristes qui ont un agent (ou un directeur de collection) préfèrent de loin lui faire lire des scripts vraiment aboutis, on a sa fierté quand même!
Quant à ceux qui travaillent avec un co-auteur, loin d’être plus avancés, ils subissent, bien au contraire, un double handicap: gérer les doutes et angoisses de son comparse en plus des siens! Ce qui nous ramène au point de départ: bon sang, mais à qui faire lire sa prose à ce stade?!
Qui serait humainement capable, dans de telles conditions, de résister à la vilaine petite voix tentatrice (cette même petite voix qui pousse sournoisement à la procrastination) qui lui suggère d’utiliser les ressources locales, c’est-à-dire les êtres qu’il croise lors des repas familiaux, ou entre amis, voire dans le couloir qui mène à la salle de bain?
Terrible idée chers lecteurs, terrible idée! Je vous vois déjà confier, la bouche en cœur, à votre conjoint(e), père, mère, grand-mère, frère, sœur, meilleur(e) ami(e), cette mission capitale, l’âme soudain délestée d’un tourment métaphysique universel (ai-je signé un chef d’œuvre ou de la m…?). Vous en êtes certain, grâce aux bienveillants conseils de vos proches, vous allez terminer ce script, qui s’annonce déjà comme le meilleur de votre carrière, en deux temps trois mouvements. Non mais ça va pas la tête?!
Ca y est, vous avez imprimé votre prose avec soin et remis le précieux script à l’élu(e). Ce lecteur, loin de réaliser l’insigne honneur que vous lui faites, vous promet de s’atteler à la tâche « très prochainement », délai qui peut varier de quelques jours à plusieurs mois d’un individu à un autre. Il ne vous reste plus qu’à le harceler par téléphone ou mail, afin de savoir « où il en est », à l’inviter régulièrement à déjeuner, voire, en dernier recours, à user de la violence ou proférer des menaces de mort (je vous le déconseille tout de même) pour le forcer à tenir parole.
Si vous partagez le même toit que le dit lecteur, les choses ne seront guère plus faciles. Vous devrez assister à l’affligeant spectacle de votre scénario qui git, tout écorné, sur un coin de table basse (ou table de nuit), ou pire encore, regarder votre élu(e) parcourir le précieux ouvrage d’un œil distrait, tandis que l’autre est irrésistiblement captivé par le téléviseur. Vous scruterez, en vain, sur son visage impassible, une ombre de sourire (vous avez écrit une comédie selon vous totalement hilarante), une larme d’émotion (vous avez signé un drame déchirant), un semblant d’excitation (le suspense de votre thriller est in-sou-te-na-ble), voire un frisson de terreur (il s’agit d’un film d’horreur). Vous passerez et repasserez derrière son dos d’un air nonchalant, afin de vérifier l’avancement de sa lecture, en vous demandant si un autre choix de lecteur n’aurait finalement pas été plus judicieux…
Dans un cas comme dans l’autre, viendra finalement l’instant fatidique, celui du grand verdict. Après une enquête minutieuse auprès de mes confrères, voici un florilège des réactions que vous pouvez espérer:
- Le père: Il y a quand même pas mal de fautes de grammaire! Et je ne te parle pas de l’orthographe! Je savais bien que tu n’aurais pas dû arrêter tes études!
- La mère: Ils disent quand même pas mal de grossièretés, tes personnages, non? Tu n’as pas peur que ça choque les spectateurs?
- La grand-mère: C’est vraiment très… original! Puis: Ah bon, il fallait aussi lire les petites lignes entre les dialogues? (didascalies)
- Le frère (la sœur): Ben dis-donc, tu t’es pas foulé! Ca ressemble quand-même pas mal au dernier… (titre de film, de série…)
- Le (la) meilleur(e) ami(e): Ouais, c’est sympa, euh… on sent qu’y a du vécu. Tiens d’ailleurs, tu l’aurais pas un peu pompé sur JD et Corinne, le coup de la rupture devant le cinoche?
Vous voilà bien avancé(e), hein? Et encore, ce n’est rien en comparaison du cas de figure le plus redoutable, celui du conjoint! Après l’avoir harcelé pendant plusieurs jours, le suivant de pièce en pièce, il finira par vous gratifier d’un: Non, c’est bien. Et puis, c’est juste une première version, hein. Bon, tu sais bien que je n’y connais rien. Masochiste jusqu’au bout, vous continuerez de le questionner, de lui demander d’approfondir son analyse, usant d’un bon vieux chantage affectif qui a fait ses preuves (De toute façon, tu t’en fous complètement de ma carrière!). Cédant enfin à ces infâmes tortures, il finira par énumérer toute une liste de défauts, de dialogues faiblards, de situations peu crédibles, de baisses de rythme, j’en passe et des meilleures et vous finirez par lui assener que de toute façon, IL N’Y CONNAIT RIEN, avant de décréter que vous ne lui ferez plus JAMAIS lire AUCUN de vos scripts. Et vous vous ferez mutuellement la tête pendant plusieurs jours.
Avouez que vous l’avez bien cherché! Il ne faut jamais faire lire sa prose à ses proches, surtout si elle est « en chantier ». Ils ne connaissent pas la dramaturgie mais vous connaissent trop, par contre, pour ne pas chercher à lire quelque névrose ou règlement de compte entre les lignes. Est-il besoin de vous rappeler qu’on ne devient pas scénariste pour faire la fierté de ses proches? Trouvez-vous un véritable lecteur, c’est-à-dire quelqu’un qui a maille à partir avec l’écriture: scénariste, romancier, journaliste… Mais de grâce, n’adressez pas votre prose à auteur sous prétexte qu’il est « connu », comme le rappelle de façon hilarante Josh Olson dans les colonnes du Village Voice, un auteur professionnel ne lira votre p… de travail que s’il vous connait VOUS.
Pas plus que vous ne vous risqueriez à expertiser la plaidoirie d’un avocat, la recette d’un grand chef, les plans d’un architecte, l’ouvrage d’un maçon, vous ne pouvez espérer une critique constructive sur vos écrits de la part d’un proche. Son avis vous décevra forcément, vous persuadant au mieux, qu’il ne s’est pas beaucoup impliqué dans la lecture, au pire, qu’il a détesté votre scénario sans oser vous le dire. Vous nourrirez dès lors une rancœur à son égard, il vous en voudra quant à lui de l’avoir forcé à jouer les arbitres pour finalement contester son opinion. Bref, n’ennuyez pas vos proches avec vos doutes dramaturgiques, parce que c’est MAL!
Levez la main droite et jurez que vous ne le ferez plus jamais. Avouez aussi que vous oublierez cette bonne résolution dès votre prochain projet…
Copyright©Nathalie Lenoir 2009
Cet article a été publié en janvier 2010 dans le cadre de la chronique « Bigger than fiction » du blog Scénario-Buzz.com.